Rencontré à Ndjamena pour un entretien réalisé avec RFI TV5 et Le Monde, dans le cadre de l’émission «Internationales», le président Tchadien s’exprime sur plusieurs questions dont celle du terrorisme .
Une résolution à minima a été votée au Nations unies pour le déploiement d’une force anti-terroriste dite du G5 Sahel (composée du Burkina Faso, du Mali, de la la Mauritanie, du Niger et du Tchad). Vous sentez vous seul dans la lutte contre le terrorisme islamiste ?
Idriss Déby Itno: Avant de répondre à votre question, je voudrais d’abord rappeler qu’il y a quelques semaines nous avons perdu tragiquement l’un des hommes de média les plus connus en Afrique, Jean-Karim Fall – ancien rédacteur en chef à RFI puis France 24, décédé le 26 mai – (…) Je présente toutes mes condoléances à sa famille et ses collègues. (…)
Le terrorisme n’est pas de l’Islam. Tout musulman qui est attaché à la philosophie de l’Islam doit le combattre de la manière la plus farouche. (…) Nous sommes allés au Mali pour empêcher ce terrorisme de s’étendre au sud du Sahara. (…) Nous nous sommes engagés avec tout ce que cela suppose comme conséquences, sans demander de contrepartie. Le Tchad est un petit pays qui n’a pas de moyens, qui a connu d’énormes problèmes dans son histoire récente. Il est donc du devoir de tous ceux qui ont plus de moyens de l’aider sur le plan militaire, matériel, logistique, financier. En dehors de renseignements de temps en temps, de formations, depuis notre intervention au Mali, au Cameroun, au Nigeria, au Niger, nous n’avons pas été soutenus sur le plan financier. Le Tchad a déboursé sur ses propres ressources plus de 300 milliards de francs CFA (plus de 457 millions d’euros) pour la lutte contre le terrorisme sans un soutien quelconque de l’extérieur. Jusqu’à aujourd’hui nous sommes seuls dans cette lutte.
Vous êtes donc déçus par les Occidentaux ?
Je suis absolument certain que les Tchadiens sont déçus et estiment que le Tchad en a trop fait, qu’il doit se retirer de ces théâtres là pour se protéger et éviter que la situation sociale se dégrade davantage. (…) Nous sommes arrivés au bout de nos limites. Nous ne pouvons pas continuer à être partout, au Niger, au Nigeria, au Cameroun, au Mali et surveiller 1200 kilomètres de frontière avec la Libye. Tout cela coûte excessivement cher et si rien n’est fait, le Tchad sera malheureusement dans l’obligation de se retirer.
Vous avez déjà un calendrier de retrait ?
L’idée est à l’étude mais nous estimons que l’année 2018 va être déterminante. Je pense que fin 2017 début 2018, si cette situation devait perdurer, le Tchad ne serait plus en mesure de garder autant de soldats à l’extérieur de son territoire. Progressivement, une partie de nos soldats devront alors regagner le pays.
Vous pensez abandonner le projet de cette force du G5 Sahel ?
On ne peut pas avoir des forces dans le G5 Sahel et en même temps dans une autre mission sur le même théâtre. Pour les chefs d’Etat de la région, le plus important ce sont les forces du G5. Le Tchad ne peut pas avoir 1400 hommes au Mali – dans la Mission des Nations unies – et en même temps 2000 soldats dans le G5. Même si les financements arrivaient, il y a un choix à faire.
Depuis janvier 2013, vos soldats sont déployés au Mali. Dans ce pays et chez les voisins, les attentats sont de plus en plus fréquents. Pourquoi la réponse sécuritaire ne marche pas ?
Je crois qu’en Afrique nous n’étions pas préparés à vivre ce genre de situation. .(…) Moi même en tant que dirigeant je n’avais (pas) pensé que nous serions balayés par cette forme de violence où des enfants du sud du Sahara deviennent une menace pour leur propre pays et leur propre région. C’est une menace que nous n’avions pas vue venir. Quand la France est intervenue au Mali, tout le monde dormait, personne n’imaginait une menace sur Bamako. Il a fallut que la France stoppe la marche des terroristes sur Bamako pour que l’on se réveille.
Est-ce que la situation en Libye -toujours aussi chaotique- demeure un motif de colère contre les pays occidentaux ?
La Libye constitue une menace. Le soutien à Boko Haram se fait par des structures terroristes qui sont en Libye et qui ont la possibilité de bénéficier de l’argent du pétrole, de la drogue, de la vente des êtres humains. Cet argent sert à grossir les rangs de Boko Haram, d’AQMI – al-Qaïda au Maghreb islamique -. La menace est réelle.
Est-ce pour ramener la stabilité que vous soutenez en Libye Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque ?
Je n’ai pas d’agenda en Libye. Je savais très bien ce qu’allait devenir ce pays sans Kadhafi. J’étais un des rares chefs d’Etat à protester – contre l’intervention de l’OTAN – et à annoncer que les conséquences seraient dramatiques. Les Occidentaux sont totalement responsables. C’est le manque de vision de l’Occident qui a créé cette situation.
Saïf al Islam Kadhafi serait désormais libre. Pensez-vous qu’il puisse faire partie de la solution en Libye ?
Je ne pense pas qu’il puisse être la solution unique en Libye. C’est un pays compliqué, un pays d’ethnies, de petits groupes de gens où chacun a son mot à dire. (…) Kadhafi n’a pas géré des institutions mais des chefs de tribus qui avaient chacun leur budget à la fin de l’année. Ce pays est parti en éclats et aujourd’hui certains parlent de la division de la Libye en deux ou trois Etats, ce serait une aventure qui ne réglerait rien. Le pétrole ne se trouve pas partout et ceux qui n’en ont pas n’accepteront jamais la division de la Libye.
Pourquoi n’arrivez-vous pas à venir à bout de Boko Haram ?
Ils ont été affaiblis mais nous avons aujourd’hui à faire face à un nouveau chef, Barnaoui qui est un intellectuel lié à l’Etat islamique. La Force multinationale mixte – avec le Cameroun, le Niger, le Nigeria – a fait un excellent travail mais il y a un élément qui a peut être joué négativement sur nos résultats, c’est que le président – du Nigeria – Buhari est absent depuis quatre mois du pays. Nous n’avons donc pas d’interlocuteur sérieux au Nigeria.